4.
L’être le plus triste que
j’aie jamais rencontré
L’hiver, à Paris, il y a des endroits où il fait plus froid que d’autres. On a beau boire des alcools forts, c’est comme si un blizzard soufflait jusqu’au fond des bars. L’ère glaciaire est en avance. Même la foule donne des frissons.
J’ai fait les choses comme il fallait : né dans un bon milieu, je suis allé à l’école au lycée Montaigne puis au lycée Louis-le-Grand, j’ai fait des études supérieures dans des instituts où j’ai croisé des gens intelligents, je les ai invités à danser et certains sont même allés jusqu’à me donner du travail, j’ai épousé la plus jolie fille que je connaissais.
Pourquoi fait-il si froid ici ? À quel moment me suis-je fourvoyé ? Moi, je ne demandais pas mieux que de vous faire plaisir ; être comme il faut ne me dérangeait pas tant que ça. Pourquoi je n’y ai pas droit, moi aussi ? Pourquoi, au lieu du bonheur simple que l’on m’avait fait miroiter, n’ai-je trouvé qu’un compliqué délabrement ?
Je suis un homme mort. Je me réveille chaque matin avec une insoutenable envie de dormir. Je m’habille de noir car je suis en deuil de moi-même. Je porte le deuil de l’homme que j’aurais pu être. Je déambule d’un pas fixe, rue des Beaux-Arts – la rue où Oscar Wilde est mort, comme moi. Je vais au restaurant pour ne rien manger. Les maîtres d’hôtel sont vexés que je ne touche pas à leurs assiettes. Mais vous en connaissez beaucoup, vous, des morts qui finissent le plat de résistance en se pourléchant les babines ? Tout ce que je bois, c’est donc à jeun. Avantage : l’ivresse rapide. Inconvénient ; l’ulcère à l’estomac.
Je ne souris plus. C’est au-dessus de mes forces. Je suis mort et enterré. Je ne ferai pas d’enfants. Les morts ne se reproduisent pas. Je suis un mort qui serre des mains à des gens dans des cafés. Je suis un mort plutôt convivial, et très frileux. Je crois que je suis la personne la plus triste que j’aie jamais rencontrée.
L’hiver, à Paris, quand le thermomètre descend en dessous de zéro, l’être humain a besoin d’arrière-salles éclairées la nuit. Là, caché au beau milieu du troupeau, il peut enfin se mettre à trembler.